17.

Un pont de Londres.

Extérieur nuit.

 

 

Joe arrive en courant près du pont. Il n’y a personne, sinon la lune qui moisit dans les eaux. Il est assez étonné. Il entend le bruit d’une bagarre derrière un pilier. Il s’y rend. Un homme s’enfuit dans l’ombre. Puis Arthur apparaît, s’essuyant le front, ses haillons encore plus déchirés, les cheveux en bataille, le visage un peu tuméfié par la lutte.

 

JOE. Arthur, tu es blessé ?

ARTHUR (maussade). C’est rien. Je me suis un peu battu.

JOE. Qu’est-ce qui s’est passé ?

ARTHUR. Un collègue qui voulait me voler mes chaussures pendant que je dormais. J’en ai sauvé une. (Il rit.) Il ne me reste plus qu’à me couper l’autre jambe.

 

Cessant de rire, il se laisse aller à terre.

 

ARTHUR. C’est arrivé quatre fois dans la nuit, C’est simple, on ne peut plus dormir.

JOE. Curieux… Moi qui pensais retrouver des hommes heureux…

 

Arthur ricane.

 

ARTHUR. C’est vrai… Où Monsieur Joe avait-il disparu, cette dernière semaine ?…

JOE. Figure-toi que j’étais poursuivi par deux infirmiers et un tueur… J’ai fini par les semer tous les trois… (Il regarde autour de lui, surpris de ne voir personne.) Mais que se passe-t-il ? Où sont les autres ?

 

Arthur se laisse aller au découragement.

 

ARTHUR. Allons, vous le savez bien… Tout a changé, monsieur Joe.

 

Joe va soulever les cartons, inquiet.

 

JOE. Cecily ?

ARTHUR. La petite reine est allée à l’école des sourds et muets. Elle s’est mis dans la tête de leur apprendre à chanter.

 

Un temps.

 

JOE. Où sont les autres ? Je ne suis pourtant parti que huit jours…

ARTHUR. Chacun dans son coin. Personne ne s’entend plus avec personne. (Un temps.) C’est grâce à vous. (Un temps.) Maintenant, on va tous à la banque. On thésaurise… on compte… on devient avide… alors, forcément, on soupèse… on compare… on reluque les poches des autres…

JOE. Vous vous volez ?

ARTHUR (comme une évidence). Tout le temps ! Les riches comme les pauvres ! Avec la propriété est apparu le vol ! On se torgnole, monsieur, c’est la guerre sur l’asphalte ! Avant, on n’avait rien : c’était plus facile à partager… maintenant… (Arthur masse son pied sans chaussure.) C’est ça la vraie misère, monsieur, c’est l’envie.

 

Joe est atterré par ce qu’il apprend. Arthur change de ton et devient plus cassant.

 

ARTHUR. Remarquez, c’est ce que vous vouliez, non ?

JOE. Pardon ?

ARTHUR. Vous êtes content ? Vos amis aussi, je crois ?

JOE. Amis ?…

ARTHUR. La banque Danish a fait de jolis bénéfices avec les livrets des pauvres…

 

Joe proteste avec véhémence.

 

JOE. Arthur, je veux tuer la pauvreté !

ARTHUR. Allons, monsieur Joe, vous me prenez pour une bille ? L’argent ne va qu’à l’argent, vous le savez bien. Vos mesures ne suppriment pas les pauvres, elles fabriquent de nouveaux riches… et de nouveaux pauvres… Je dois avouer que c’est assez génial, comme manœuvre de diversion… maintenant, il y a les petits riches et les grands riches… tous unis pour cogner les uns sur les autres…

 

Un temps.

 

JOE. Arthur ? Tu ne me crois pas ? Je suis sincère !

 

Arthur, gentiment, laisse passer un moment avant de répondre.

 

ARTHUR. Avec moi, ne jouez pas les fous ou les grands cœurs, vous ne m’impressionnez pas. Les forts restent les forts, monsieur Joe, et les couillons, les couillons. Moi, je fais partie des couillons. Vous…

JOE. Je veux répartir l’argent !

ARTHUR. Mais on ne peut rien contre l’argent, et vous le savez bien, sinon vous feriez aussi partie des couillons. L’argent est plus fort que vous ou moi…

JOE (se fermant). Crois ce que tu voudras. Je vais attendre Cecily…

 

À cet instant, une silhouette apparaît sur le pont. C’est Guilden, dans un cache-poussière noir. Il est le seul éclairé dans la nuit. Il monte sur le parapet et se met à parler, comme un coryphée de tragédie, sur un ton musical.

 

GUILDEN. Elle portait des guirlandes électriques à un foyer d’orphelins sourds. Elle voulait leur offrir un sapin de Noël. Elle disait que, devant les couleurs, les sourds pourraient entendre, que les couleurs sauraient leur faire sentir les bruits du monde, le rouge la colère, le jaune la joie, le bleu les oiseaux, le vert le vent… Elle marchait dans les rues sans réverbères, devant les maisons sinistrées, éborgnées par les moellons, squattées par la misère…

JOE. Tu entends ?

ARTHUR. Quoi ?

GUILDEN. Et puis, il y eut d’abord le carrefour. Au carrefour de Point Street, elle a vu un homme et une femme, tous les deux sales et saouls, qui faisaient l’amour dans les poubelles. Elle a voulu leur donner l’adresse du centre des sans-abri, mais ils se sont enfuis en croyant que c’était la police. En courant, l’homme s’est ouvert le front contre un angle de mur. Sans attendre, la femme a disparu dans la nuit. Cecily a continué d’avancer. Il y avait du vent, du soir, et puis un froid qui rebutait toute marche. Cecily se disait que le temps devait être du côté des nantis, qui rendait impossible la vie dehors. Cecily se disait que Noël devenait la fête la plus triste, la fête de la concupiscence, fermée aux sans-abri. Cecily se disait qu’il faudrait mettre Noël en plein été, à la Saint-Jean, dans un soir chaud, et doux, et clair, le seul où les étables sont accueillantes. Elle se disait qu’elle n’aimerait plus jamais Noël, la fête des marchands, comme un poignard d’acier dans la grande nuit des pauvres…

JOE. Mais tu n’entends pas ?

GUILDEN. C’est alors qu’il y eut le pont. Au pont, Cecily rencontra la mère. Elle tenait son enfant au bout de ses bras. Il était nu, violet. La mère avait encore sa poitrine exposée à l’air froid. Elle tendait l’enfant mort que son sein pauvre ne pouvait plus nourrir depuis des jours et qui venait de mourir.

Elle montrait l’enfant mort. Elle acceptait et ne comprenait pas. Elle avait tellement froid qu’elle ne pleurait même pas. Elle avait tant souffert qu’elle ne pleurait même pas.

Cecily voulut dire quelque chose. Mais les mots mouraient aussi dans sa gorge et la femme passa, tendant sous le ciel l’enfant nu et violet.

Alors Cecily alluma ses guirlandes, rouge comme la colère, jaune comme la joie, bleue comme les oiseaux, et verte comme le vent. Elle descendit sous le pont et entra lentement dans l’eau. Dès qu’elle fut dans l’eau froide elle cessa de souffrir. Son corps descend de pont en pont, de clochard en clochard. Cecily est l’arbre de Noël de la rivière, avec toutes ses lumières, rouges comme la colère, jaunes comme la joie…

 

On entend la musique de Cecily.

 

JOE. Qui parle ? Qui a parlé dans la nuit ?

ARTHUR. Que disait-on ?

JOE. Non. J’ai rêvé. J’ai cauchemardé, plutôt. Il disait…

 

À ce moment-là, apparaît, flottant sur les eaux, le cadavre de Cecily recouvert des guirlandes lumineuses qui clignotent dans la nuit.

Silencieux, Arthur et Joe se penchent pour regarder le corps de Cecily.

 

NOIR

 

Golden Joe
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